37

 

 

 

SitÔt aprÈs avoir pÉnÉtrÉ sur les Terres des Bolgs, Ashe avait éprouvé de la crainte et du respect. Sa surprise croissait alors qu’il se laissait guider par la voix dans les sombres montagnes puis sur la lande, dans les profondeurs du Royaume Caché. Il ne s’était arrêté que pour se dissimuler au regard de sentinelles, avant de suivre de nouveau le signal.

Lorsqu’il atteignit la prairie de Kraldurge, la voix se fît bien plus nette et plus forte. Il regarda autour de lui les falaises qui le surplombaient, conscient qu’il n’aurait jamais pu découvrir seul ce lieu, même en mettant ses sens de dragon à contribution. Pour cette raison, il se sentit en sécurité.

Vous serez à l’abri également dans ma demeure.

Dans le Chaudron ? Très peu pour moi.

Ma résidence ne se situe pas à l’intérieur du Chaudron, et je suis prête à parier qu’elle est encore plus difficile à trouver que ce lieu.

Son émerveillement crût tandis qu’il descendait dans la caverne. Tout ici était magique, avec ce lac cristallin, la cascade et les stalactites et stalagmites miroitantes qui saillaient du sol et de la voûte.

Mais ce qui l’éblouissait le plus était le chant de cette grotte. Il était joyeux, à l’opposé des sensations que communiquaient les Terres des Bolgs ; il vibrait dans l’air, caressait l’enveloppe extérieure de ses sens avec ses accords harmonieux si paisibles. Ashe l’attribua à Rhapsody. S’il s’était agi d’un lieu antérieur à l’implantation des Bolgs, un site habité fut un temps par Gwylliam et Anwyn, il aurait été pollué par la haine, la colère tangible et malsaine qui avait entraîné la dévastation des vieilles terres cymriennes. Les lieux seraient devenus dépouillés et stériles. Que tout fût ici chaleureux et agréable démontrait la présence de celle qui hantait ses rêves.

Il sut où elle se trouvait sitôt qu’il vit la maison. Il percevait sa présence à l’intérieur, se déplaçant de pièce en pièce, ceinte d’un halo de chaleur comme d’un manteau. Les lumières de la petite construction scintillaient gaiement dans la pénombre de ce début d’après-midi, de la fumée s’élevait en se lovant de la cheminée de pierre. Il mit à contribution ses sens de dragon, ce qui lui permit de relever et répertorier les moindres détails de cet endroit, du belvédère miroitant et de sa volière dorée, là où le chant de son nom se réverbérait encore, jusqu’aux vastes jardins où s’épanouissaient les fleurs capiteuses du début de l’été. Tant de beauté le soulageait presque de ses souffrances.

Il s’arma de courage. Il avait décidé de lui révéler ses sentiments, d’interrompre le jeu du silence cymrien. Cet endroit, plus que tout autre, était idéal pour cela et le moment de tout lui dire était venu.

 

Rhapsody alla ouvrir la porte. Il se dressait là, son manteau jeté sur un bras, lui souriant avec indécision comme la première fois où il lui avait laissé voir son visage, dans la forêt. Elle s’intéressa à ses pupilles fendues, avant de hoqueter. La barbe irrégulière avait disparu. Il était rasé de près, comme à Sepulvarta, et il cessa aussitôt de sourire.

« Quelque chose ne va pas ? »

Elle l’étudia encore un peu puis secoua la tête. « Non, désolée. Non, il n’y a rien. Entrez, je vous en prie. Je ne voulais pas manquer aux règles de courtoisie les plus élémentaires. »

Ashe pénétra dans le petit salon et regarda autour de lui. Il s’imprégna de cette scène si agréable et ressentit un désir auquel il n’aurait pu donner un nom en découvrant ce qui l’entourait.

Les lieux avaient été meublés avec goût d’un tapis de laine teinte et de deux fauteuils assortis placés devant l’âtre, en face d’un petit sofa. Il y avait partout des vases débordant de fleurs et des objets simples et élégants décoraient les parois et le plateau des tables. Une vitrine en merisier à l’intérieur doublé de liège contenait divers instruments de musique. Des senteurs d’herbes aromatiques et de savon frais flottaient dans l’air, soulignées par des traces de vanille. Ashe soupira en inhalant.

« C’est adorable.

— Merci du compliment. » Rhapsody tendit machinalement la main pour prendre son manteau et ne comprit son erreur que lorsqu’il le plaça entre ses mains, en le lâchant comme par inadvertance. Elle ne pouvait croire qu’il le lui avait confié. Il était frais et ceint d’un léger halo de brume, mais il ne différait autrement en rien d’un vêtement ordinaire. Après l’avoir suspendu à une des patères alignées près de l’escalier, elle se tourna vers lui.

« Qu’avez-vous fait de votre barbe ? »

Il regarda le feu et sourit. « Je tiens en haute estime l’opinion d’une personne qui semblait me juger plus à mon avantage sans cet attribut pileux.

— Oh ! » Elle n’ajouta rien, gênée et ne sachant quoi dire.

Il la dévisagea. « Alors ? Vous m’avez appelé ?

— Oh, oui ! J’espère ne pas avoir bouleversé votre emploi du temps.

— Que me voulez-vous ? »

Elle s’accouda à la rampe. « Deux choses, en fait. La première se trouve dans ma chambre. Monter vous ennuie-t-il ? »

Ashe déglutit avec difficulté. Il n’était pas aisé de maîtriser ses sens en éveil depuis qu’elle lui avait ouvert la porte.

« Aucunement », répondit-il d’une voix tendue.

Rhapsody lui sourit, lui communiquant la chaleur qui accompagnait toujours ses regards rayonnants. Il la suivit vers le haut des marches après avoir suspendu le ceinturon de sa rapière près du sien, à côté du seuil.

Sa chambre était, elle aussi, magnifique, décorée avec goût et encombrée de choses qu’elle aimait. La porte du placard de cèdre s’ouvrait sur une garde-robe bien ordonnée d’effets aux couleurs harmonieuses, dont rien qu’elle eût déjà porté en sa présence. Un grand paravent se dressait dans un angle, peint des mêmes couleurs de coucher de soleil que le pichet et la cuvette posés sur le meuble de toilette, et des chenets en cuivre brillaient devant l’âtre. Rhapsody gagna le manteau sculpté de la cheminée et prit deux petits tableaux qui y étaient exposés. Elle les tendit à Ashe, venu la rejoindre.

Il y avait une huile représentant deux enfants humains, un petit garçon et une fille de plusieurs années sa cadette.

Ils étaient tous deux très beaux, de toute évidence de sang royal : la fille avait des cheveux blonds et un teint clair, le garçon des cheveux bruns et une complexion plus basanée. Par contraste, l’autre tableau était un fouillis de faces souriantes esquissées au fusain, des visages ordinaires et velus. Ashe reconnut aussitôt de jeunes Firbolgs et adressa à Rhapsody un regard interrogateur.

« Ce sont mes petits-enfants », expliqua-t-elle en étudiant son visage.

Ashe ne comprit pas immédiatement.

« Oh, oui ! Vous m’en avez touché deux mots. Je m’en souviens, à présent.

— J’ai pensé que vous aimeriez voir plus particulièrement ceux-ci, fît-elle d’une voix très douce en désignant l’huile. Le fils et la fille du seigneur Stephen. »

Ainsi qu’elle s’y était attendue, Ashe en eut des larmes aux yeux. Il s’assit sur le canapé, juste à côté du feu. Elle présuma qu’il ne les avait jamais vus, qu’il n’avait peut-être jamais entendu parler d’eux ; Llauron ne s’était apparemment pas donné la peine de tenir son fils informé des événements les plus importants de la vie de son meilleur ami. Rhapsody en fut peinée. Elle se pencha sur le dossier du canapé, posa une main sur son épaule et désigna de l’autre un des personnages.

« La petite Melisande est née le premier jour du printemps, et c’est un véritable rayon de soleil. Son frère est plus posé, plus introspectif, mais ses sourires illuminent toute chose. Il fête son anniversaire le dernier jour de l’automne. » Elle s’interrompit, pour ne pas le bouleverser. « Son père l’a appelé Gwydion. »

Ashe leva les yeux vers elle, transfiguré par une émotion que Rhapsody ne sut interpréter, avant de reporter son attention sur le tableau.

« Aimeriez-vous vous faire une idée plus précise de ces enfants ? » s’enquit-elle.

Il hocha distraitement la tête et elle le tint par les épaules pour entonner le chant qu’elle avait écrit à leur intention la première fois qu’elle les avait vus, un chant qui les décrivait à la perfection. La mélodie qui s’appliquait à Melisande était enlevée, légère et imprévisible ; celle de Gwydion avait des tonalités profondes et douces, obsédantes, répétées en motifs de plus en plus complexes à chaque refrain. Lorsqu’elle eut terminé, elle regarda par-dessus le dossier du siège pour découvrir qu’Ashe pleurait. Elle fit rapidement le tour du canapé pour s’agenouiller devant lui.

« Ashe, pardonnez-moi ! Il n’était pas dans mes intentions de vous perturber à ce point. »

Il leva les yeux et lui adressa un sourire hésitant. « Ne vous excusez pas, vous n’avez rien fait de mal. Merci.

— Cela nous amène à ce que j’ai à vous dire, ajouta Rhapsody pendant qu’il essuyait ses joues du dos de la main. De toute évidence, je sais qui vous êtes. Sans la moindre ambiguïté.

— Et ce serait ?

— Ne jouez pas avec moi. Je connais le lien qui vous unit au seigneur Stephen. Je connais suffisamment bien votre nom pour vous avoir fait venir jusqu’à moi. Il en découle que je sais également tout le reste.

— C’est en effet probable.

— Cela vous ennuie-t-il ? »

Il secoua la tête. « Pas outre mesure. En un certain sens, j’en suis même soulagé.

— Eh bien, j’espère vous être d’un bien plus grand secours avant la fin de cette nuit !

— Qu’est-ce à dire ?

— Vous le saurez sous peu. J’ai au préalable une chose importante à préciser. »

Il hocha la tête et soutint son regard. « Je suis tout ouïe. »

Rhapsody opina à son tour. « Parfait. J’ai pris une décision et, vu qu’elle vous concerne, vous en tenir informé m’a paru indispensable.

— Oui ? »

Elle inhala à pleins poumons. « J’en ai par-dessus la tête des mystères que font les Cymriens. J’ai décidé de vous accorder ma confiance, et que ce soit à tort ou à raison est à mes yeux secondaire. Je ne supporte plus d’avancer à tâtons dans un épais brouillard pour tout ce qui se rapporte à mes sentiments, et je veux y mettre un terme. Je deviendrai votre amie, que vous soyez ou non le mien. En tant que telle, je veillerai sur vous, je sacrifierai au besoin ma vie pour vous protéger. Je combattrai les serviteurs du Monde d’En-Bas pour assurer votre sécurité, comme si vous étiez Achmed, Grunthor ou Jo. Et si vous m’avez dupée et nourrissez de noirs desseins à mon encontre, je vous saurais gré de ne pas me l’avouer. Je préférerais que vous me tranchiez la gorge sur-le-champ, plutôt que de subir plus tard votre trahison, mais dans un cas comme dans l’autre je prends parti. Je ne réclame pas que ce soit réciproque, il vous suffit d’accepter mon aide. Présentez-moi votre annulaire…

— Je vous demande pardon ? »

La gêne la fît tousser.

« Pardonnez mon effronterie. J’aimerais vous voir porter cette bague. » Elle leva la chevalière que le Patriarche lui avait donnée, la bague qui renfermait en elle tant sa sainte charge que toute la sagesse et les pouvoirs de guérison accompagnant sa fonction.

Surpris, Ashe écarquilla les yeux. « Où diable avez-vous obtenu cet objet ?

— À Sepulvarta. J’ai combattu le Rakshas quand ce dernier a attaqué le Patriarche… Oui, c’était bien moi. » Le récit de leur affrontement s’était répandu comme une traînée de poudre dans tout Roland, et elle était certaine qu’Ashe l’avait entendu raconter à un moment ou à un autre. « Nul ne le sait, mais il m’a transmis sa charge, cette nuit-là. Il m’a demandé d’assurer sa protection, en sacrifiant ma vie au besoin. Comme j’ai pris le même engagement envers vous et que cette bague est indispensable à votre guérison, je vous la donne. Mettez-la. »

Ashe se contentait de la dévisager.

« Oh, au fait ! Je sais également tout ce qui se rapporte au Rakshas. Je le tuerai et je lui reprendrai le fragment de votre âme qu’il s’est approprié. Vous pourrez ensuite faire le nécessaire pour devenir le seigneur des Cymriens. Je vous aiderai sans la moindre réserve à unifier le royaume. »

Ashe se leva et se dirigea vers l’âtre. Il fit reposer ses mains sur le manteau de la cheminée, le temps de prendre quelques inspirations. Rhapsody le regarda en silence pendant qu’il assimilait ce qu’elle venait de lui révéler. Il se tourna finalement vers elle.

« Je ne sais quoi répondre.

— Alors, ne dites rien. Tout ce que je vous demande, c’est de mettre cette bague.

— Je crains que vous n’ayez pas conscience de son importance. »

L’irritation incita Rhapsody à froncer les sourcils.

« Me prendriez-vous pour une idiote, Ashe ?

— Je… Certainement pas. Bien au contraire. Je…

— Je n’ai trouvé ce bijou ni dans une malle d’effets usagés remisée au grenier ni sur l’étal d’un colporteur installé au marché. Je l’ai obtenu du Patriarche en personne, la nuit du rituel de son Haut Jour Saint, un rite auquel j’ai assisté. Croyez-vous qu’il aurait transmis la chose la plus précieuse qu’il possédait à quelqu’un qui n’avait pas conscience de sa valeur ?

— C’est peut-être ce qui se rapporte à mon père qui vous échappe, le fait qu’il soit…

— … le plus haut dignitaire de la religion rivale, et qu’un jour vous lui succéderez sans doute ? Si, je le sais parfaitement. Et vous, savez-vous que les Cymriens n’avaient qu’une seule religion lorsqu’ils sont venus de Serendair, un mélange des pratiques en vigueur à Gwynwood et à Sepulvarta, et que c’est la division des Cymriens après la guerre qui a provoqué un schisme ? Si vous souhaitez réconcilier politiquement ce peuple, pourquoi ne pas en faire autant sur un plan religieux ? J’ai assisté aux saints rites des deux Églises, et ils sont bien plus proches que la plupart des gens ne l’estiment. Qui a besoin d’un Patriarche et d’un Invocateur ? Ne pourriez-vous pas être les deux à la fois ? Pourquoi le seigneur des Cymriens ne deviendrait-il pas l’unificateur de leurs sectes, en laissant chaque faction avoir ses propres canons ecclésiastiques ? Il reconnaîtrait à ses sujets le droit de nourrir la foi qu’ils désirent, tout en restant unis dans le monothéisme. »

Elle s’interrompit. Ashe la dévisageait, incrédule.

« Quoi ? lui demanda-t-elle.

— Vous êtes sidérante.

— Pourquoi ? »

Il secoua la tête, en souriant. « Et effrayante. Oui, sidérante et effrayante à la fois.

— Je ne vous suis plus. »

Il s’appuya au manteau de la cheminée et baissa la tête. Sa chevelure cuivrée reflétait les flammes. Il resta ainsi un long moment, pour réorganiser ses pensées en inspirant à pleins poumons. Rhapsody craignait qu’il ne soit malade, lorsqu’il se redressa enfin et se tourna vers elle.

« Comment avez-vous découvert tout cela ?

— Ça n’a pas été chose facile, déclara-t-elle en croisant les bras. Vous ne m’avez guère aidée, c’est indéniable. Voyons voir si j’ai tout assimilé, Ashe… Mais peut-être devrais-je dire Gwydion ap Llauron ap Gwylliam, etc.

— Non, merci, Ashe suffira.

— Vous êtes le fils de Llauron, l’unique petit-fils de Gwylliam et Anwyn, et le Kirsdarkenvar, un titre transmis par votre mère. Vous êtes aussi un noble de Manosse, à la tête de la maison de Nouvelle-Terre, et l’héritier présomptif du titre de seigneur des Cymriens si ce peuple retrouve un jour son unité. »

Des perles de sueur s’accumulaient sur ses sourcils. « En êtes-vous certaine ? »

De l’irritation altéra l’expression bienveillante de Rhapsody.

« Ne m’interrompez pas ! Vu que j’ai dû découvrir tout ceci sans votre assistance, contentez-vous de tendre l’oreille en attendant que vienne votre tour de vous exprimer. Certaine ? Non. Quand j’aurai des certitudes, je le dirai. Mais étant donné que j’ai de bonnes raisons de le penser, abstenez-vous de me couper la parole si ce n’est pas pour me reprendre. D’accord ?

— D’accord », fit-il en souriant, les yeux baissés.

« Il y a une vingtaine d’années, vous avez perdu une partie de vous-même en essayant de tuer un démon de l’ancien monde venu en cette contrée en tant que passager clandestin à bord du navire de Gwylliam. Il a arraché un fragment de votre âme, ce qui vous soumet à une torture constante et offre à cette entité la capacité de vous retrouver où que vous soyez. Vous vous êtes dissimulé, vous avez fait croire à tous ceux qui vous connaissaient que vous aviez péri, vous vous êtes enveloppé d’un manteau de brume pour vous déplacer, vous avez tenté de démasquer le nouvel hôte de ce démon pour mettre un terme aux petits conflits armés qu’il provoquait. Vos efforts n’ont été couronnés de succès dans aucun de ces domaines, si vous voulez bien excuser ma franchise.

» Entre-temps, votre adversaire a doté le fragment d’âme qu’il vous a subtilisé d’une enveloppe charnelle, un corps à votre image et mû par votre essence spirituelle, mais engendré par le sang du F’dor. Cet être est responsable de la majeure partie de la terreur qui a conduit cette contrée au bord d’une guerre exterminatrice, et s’il était possible de survivre à une de ses attaques les rescapés vous accuseraient de ces actes s’ils vous savaient encore en vie.

» Ce qui est improbable. Même le démon doit ignorer que vous êtes toujours de ce monde. Néanmoins, le Rakshas vous a constamment recherché pour le compte de son maître, tentant de s’emparer de votre corps véritable et du reste de votre âme, sans doute pour faire de vous le nouvel hôte du F’dor. Il n’a à aucun moment renoncé, et c’est pourquoi vous vous couvrez d’une cape d’invisibilité. Je m’en tire comment, jusqu’ici ? »

Il hocha la tête en silence.

« Oh, je sais aussi que messire et dame Rowan vous ont soigné, et que vous êtes un dragon… Dans une certaine mesure, à tout le moins. C’est pour cela que vous avez su dans quelle auberge, parmi des centaines, je trouverais Gavin.

— Qu’allez-vous faire, à présent que vous détenez ces informations ?

— En premier lieu, prier pour que vous vous absteniez de me trancher la gorge.

— Vous n’êtes pas en danger, pour l’instant.

— Vous m’en voyez ravie ! Ensuite, je compte vous aider. Je crois avoir plus ou moins précisé de quelle manière, mais il vous reste à mettre cette bague.

— Vous l’avez déjà dit.

— Cela vous effraie ?

— Un peu.

— Pourquoi ? »

Il soupira. « Rhapsody, ce n’est pas la question que j’espérais vous entendre poser. »

Elle sourit, et de l’intérêt fît pétiller ses yeux. « Vraiment ? Qu’aviez-vous à l’esprit ?

— Je ne sais pas trop. Je devais croire que vous aviez besoin d’aide ou que vous vouliez m’informer de votre retour.

— Je vois. Écoutez, Ashe, vous faites partie des rares personnes qui m’ont aidée à obtenir ce dont j’avais besoin, depuis mon arrivée ici. Vous m’avez soutenue et je souhaite m’acquitter de ma dette. Je vis dans l’isolement, en ces terres ; jusqu’à présent, je suis surtout restée avec Achmed et Grunthor. Eux et Jo exceptés, vous êtes mon seul ami.

» Je sais que vous vivez en solitaire et que vous n’avez foi en personne, si ce n’est en Llauron, mais je vous en prie, permettez-moi de vous assister. Vous avez autant besoin que moi d’un allié… bien plus, sans doute. » Ashe sourit. Rhapsody s’assit sur le canapé et tapota le coussin le plus proche. « Je vous en prie. Je sais que vous n’avez aucun désir de m’accorder votre confiance, mais vous n’avez pas le choix. Tôt ou tard, le démon surgira quand vous ne serez pas sur vos gardes. Il faut que quelqu’un protège vos arrières. En outre, aucune femme ne devrait avoir à supplier ainsi un homme pour lui passer la bague au doigt. C’est humiliant ! »

Ashe rit. Il approcha du canapé et s’assit près d’elle pour prendre sa main dans la sienne. « J’aimerais tant savoir quoi dire.

— Comme je l’ai déjà précisé, tout commentaire est superflu. Je vous en prie, Ashe, prenez ceci. C’est pour vous le premier pas sur le chemin du retour vers votre intégrité. Quand vous serez guéri et débarrassé de vos souffrances, je me fais fort d’éliminer le Rakshas. Tenez. »

Elle lui présenta une fois de plus le bijou.

Il prit la bague dans sa paume puis referma lentement la main sur elle. Ce simple contact atténuait son épreuve, il la sentait irradier une incommensurable puissance. Il regarda la femme assise près de lui et constata que ses yeux brillaient d’impatience. Son âme mutilée lui adressa une mise en garde ; elle lui affirmait qu’il s’agissait d’une illusion, que c’était trop beau pour être vrai. C’est un piège, murmura le dragon. Cette femme est l’envoyée du démon et elle va nous prendre dans ses rets. Ne fais pas ce qu’elle te dit de faire. Mais, en même temps, cet élément de son être était fasciné par tant de puissance. Quant à la partie humaine de son être, elle désirait plus que tout accorder sa confiance à Rhapsody. Il déglutit et fit glisser la bague sur son doigt.

S’il ne perçut tout d’abord aucun changement, il sentit une chose très légère – comme du duvet d’oie ou des flocons de neige – se déposer sur sa tête. Il leva les yeux, sans rien voir. Puis ce fut un élément plus pesant, l’équivalent d’un épais manteau, qui recouvrit ses épaules. Et de l’énergie se répandit en lui, comme irradiée par le sol, pour augmenter le volume de son sang et la puissance de son cœur. La capacité de ses poumons s’accrut et ses sens de dragon lui permirent de sentir des milliers de vaisseaux sanguins et de muscles s’unir et se reconstituer dans sa cage thoracique, de l’os et de l’épiderme se former, toutes ses blessures se cicatriser. À cet instant une force nouvelle rugit à l’intérieur d’un corps redevenu parfait et remonta par son sang jusqu’à son esprit. Ses pensées entrèrent en expansion autant que ses capacités de compréhension, car la sagesse de la bague se répandait à son tour dans la totalité de son être.

Il regarda Rhapsody, qui assistait à sa métamorphose comme frappée de stupeur, et il sut au plus profond de lui-même qu’elle n’était pas inféodée à un démon, qu’elle ne lui cachait rien, qu’elle était celle qu’elle prétendait. Une pensée qui lui fit venir des larmes aux yeux.

Puis la stupéfaction de Rhapsody se transmua en inquiétude.

« Est-ce que ça va ? »

Il le confirma de la tête en lui adressant un vague sourire, avant de lâcher sa main. Le sang regagna ses doigts et il fut gêné de l’avoir comprimée avec tant de force. Il tremblait, lorsqu’il délaça le haut de sa chemise en batiste et l’ouvrit. L’horrible balafre qui scindait sa poitrine avait disparu, remplacée par une légère cicatrice rosâtre de chairs reconstituées. Il regarda Rhapsody. Des larmes brillaient dans ses yeux magnifiques, et le sourire de la jeune femme eut sur son cœur le même effet qu’un aiguillon.

« Comment vous sentez-vous ? »

Ses souffrances appartenaient au passé. Il avait des vertiges et était épuisé, mais il trouvait cela merveilleux.

« Bien mieux, dit-il pour se reprocher aussitôt la stupidité de cette réponse.

— Excellent. Je suis ravie de constater que la méthode est efficace. »

Pour la deuxième fois au cours de cet après-midi, Ashe se montrait dans l’incapacité d’exprimer ce qu’il éprouvait : soulagement, joie, impatience. Comment aurait-il pu traduire en mots tout ce que cela représentait pour lui, cette libération de décennies d’angoisse et de tourments, cette renaissance d’un espoir perdu depuis plus longtemps qu’il n’en conservait le souvenir ? Il ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit, et dans les profondeurs de son esprit le dragon s’emporta contre sa médiocrité.

Mais Rhapsody paraissait pleinement satisfaite.

« À présent que tout est terminé, seriez-vous disposé à m’accorder une faveur ?

— Tout, tout ce que vous voudrez. »

Elle caressa sa main.

« Me ferez-vous l’honneur de votre première étreinte qui ne s’accompagnera pas d’indicibles tortures ? Je me suis souvent reproché ce que j’ai fait dans la forêt. »

Plutôt que de risquer de se ridiculiser, Ashe ne fit aucun commentaire. Il se contenta d’écarter les bras. Elle avança d’un pas. Il l’attira contre son corps, hésitant presque à la toucher de crainte que le dragon ne le prive de toute retenue. Tel un enfant qui pénétrait dans l’eau glaciale d’une mare en commençant par y tremper le bout d’un orteil, puis un pied à la fois, il autorisa progressivement ses sens à s’ouvrir à elle. La senteur de sa chevelure était toujours évocatrice de l’aube, aussi fraîche qu’une prairie après une averse estivale. Le tissu apprêté de son sarrau retenait la chaleur de son torse, d’un cœur qui faisait trembler ses mains.

Mais elle le lâcha et se leva avant qu’il ne s’abandonne.

« Que diriez-vous d’une infusion ? Je sais que vous n’appréciez guère ma façon de les préparer, mais vous n’aurez qu’à la laisser macérer à votre manière. Je vais chercher la tisanière. Pourquoi ne pas en profiter pour vous reposer ? Je n’en aurai pas pour longtemps. »

Elle sortit de la pièce et le cœur d’Ashe la suivit.

Prophecy, Deuxième Partie
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